Île de La
Réunion : historique de la présence féminine
Par
Philippe Pratx
Mon
Parmi les diverses terres d’outre-mer sur
lesquelles s’exerce jalousement l’autorité
de la France métropolitaine, l’île de la
Réunion est incontestablement celle où la
population d’origine indienne est
proportionnellement la plus importante. La
géographie – il suffit de regarder une
mappemonde et de considérer le principe de
proximité – et l’Histoire expliquent cette
réalité.
Durant la seconde moitié du XVIIe s.,
et contrairement à l’habitude antérieure qui
consistait à ne voir en l’île Bourbon qu’un
simple point de ravitaillement sur la route
des Indes, on décide de laisser à demeure
quelques poignées de courageux. Ceux-ci
vivotent, coincés entre une mer
inhospitalière et des montagnes écrasantes :
une existence rude et fruste, une
micro-société exclusivement masculine et
sans avenir. Si l’on veut qu’une population
se fixe durablement sur l’île, il faut des
femmes. Cela sera ! Car le roi de France
doit garder la mainmise sur le lieu. Mais il
ne faut guère compter sur des sujets de sa
gracieuse majesté pour tenter l’aventure sur
cette terre sauvage. Un Portugais, Manuel
Texere de Mota (le nom de famille Técher est
aujourd’hui un des plus répandus dans le
département), sera le pourvoyeur de ce qui
n’est finalement alors considéré que comme
une marchandise un peu particulière et,
entre 1667 et 1678, il débarquera
trente-cinq femmes – seulement – dont
quatorze Indiennes de Goa : la toute
première contribution du pays des Marathes à
la démographie réunionnaise. Elles auront en
tout une centaine d’enfants !
Mais c’est bien évidemment surtout deux
siècles plus tard qu’un nombre beaucoup plus
conséquent d’Indiens viendra irriguer de son
sang cette même démographie réunionnaise.
L’esclavage vient d’être aboli. On manque de
bras, dans les plantations de canne à sucre
en particulier. Qu’à cela ne tienne… on va
organiser tout un nouveau système afin de
remédier à cette menace économique pesant
sur les « îles à sucre » : l’engagisme. Des
travailleurs « libres », sous contrat, sont
recrutés en Inde par des rabatteurs sans
scrupules, qui font miroiter l’or et les
merveilles aux yeux de leurs victimes, dont
les motivations sont diverses… souvent la
pauvreté. Cela se passe dans diverses
régions de l’Inde, au Bengale, et surtout
dans le Pays Tamoul, autour de Pondichéry
qui est l’ancrage français le plus solide de
tout le sous-continent. Parmi les engagés du
XIXe s., les femmes ne constituaient qu’une
toute petite minorité : les travaux proposés
à ceux qui reprenaient la place des esclaves
nécessitaient surtout des bras masculins. En
conséquence, à partir de la deuxième
génération, les familles de « ras pur »
(« race pure », en créole), les « vrais
Malbars », ont été en nombre relativement
restreint, qui n’a en fait cessé de
s’amenuiser. S’amenuiser lentement,
d’ailleurs, en raison de la très forte
valorisation de l’endogamie dans les
familles traditionnelles. Aux Antilles, en
Guyane, le phénomène sera comparable, mais à
une échelle démographique plus réduite, pour
des raisons d’éloignement géographique.
Il faut comprendre que le statut social
de l’engagé « malbar » à la Réunion, ou du
« kouli » antillais, est particulièrement
peu enviable. Méprisés des anciens esclaves
eux-mêmes, ces Indiens sont alors la lie de
la société, aux yeux de ceux qui les
côtoient. Les femmes indiennes, encore peu
nombreuses, sont au fond de ce fond. Mais
ces Indiens et ces Indiennes résistent,
feront face. Ont-ils d’ailleurs le choix –
il est vrai que la proportion de suicides
est importante parmi eux – puisque bien peu
auront la possibilité de retourner sur leurs
terres natales. Les effigies de leurs dieux
les ont accompagnés, les poussaris
– prêtres de l’hindouisme populaire –
transmettent les rites, les femmes
conservent leur savoir-faire, dans l’art
culinaire, l’art cosmétique, l’art
vestimentaire… et le transmettent elles
aussi à leurs filles. La langue tamoule se
perd rapidement au fil des générations, mais
on marche sur le feu, on se presse au « bal
tamoul »
pour regarder les exploits des héros du
Mahâbhârata, on sacrifie des cabris, en
mai on vénère la déesse Mariamman…
Au fil des décennies se sont installées
aussi à la Réunion, auprès de leurs pères ou
de leurs époux, des « Zarabes », Indiennes,
musulmanes pour la grande majorité, venues
du Gujarat, puis, beaucoup plus tard, dans
les années 1960, des Pondichériennes, au
moment du rattachement du comptoir français
à l’Union Indienne.
De nos jours, même si certains
stéréotypes ont la vie dure – pour ne
prendre qu’un exemple, celui qui associe la
Malbaraise à la sorcellerie – les femmes
d’ascendance indienne mènent apparemment la
vie de n’importe quelle Réunionnaise ou
Antillaise. Leurs spécificités culturelles
sont-elles pour autant oubliées ? Plusieurs
articles apporteront leur contribution pour
répondre à cette question. Lucette Labache
nous parlera d’Irène, Malbaraise partie à la
recherche de ses ancêtres en Inde.
L’interview de la danseuse Lila Armoudom
nous permettra de mieux connaître les
Pondichériennes de la Réunion, tandis que
Marie-France Mourregot nous emmènera à la
découverte des indo-musulmanes de cette même
île. Avec Raïssa Nagapin et Nirmala
Devasenaradjounayagar, nous aborderons les
rivages antillais de la Guadeloupe et de la
Martinique. Nous aurons ainsi parcouru un
peu de cette diversité féminine et indienne
qui nourrit la richesse de nos cultures
d’outre-mer.