Coup de
projecteur sur Kollywood
Par
Philippe Pratx
 Sait-on
que la star de cinéma la mieux payée en Inde
- Rajinikanth - n'est pas une vedette de
Bollywood, mais bel et bien du cinéma tamoul
?... C'est sur les terres de Kollywood,
donc, que Philippe Pratx nous fait découvrir
cet autre cinéma indien
Si le cinéma indien populaire
n’est plus désormais un inconnu en Occident,
de même qu’en Afrique et au Proche et au
Moyen-Orient où il a conquis depuis des
décennies déjà le cœur d’un large public,
c’est de cinéma hindi que l’on parle presque
exclusivement. Autrement dit de Bollywood et
de ses stars, de l’indéboulonnable Amitabh
Bachchan à son ensorcelante belle-fille
Aishwarya Rai, de la pétillante Kajol à
l’éclatant Shah Rukh Khan. Et pourtant le
cinéma indien – les connaisseurs le savent
évidemment – est loin de se limiter aux
productions de Mumbai et à ses succès
internationaux. S’il est exact que les
autres cinémas de l’Inde ont peu d’audience
au-delà du sous-continent, hormis dans les
diasporas linguistiquement concernées, il
n’en est pas moins vrai que l’industrie
cinématographique de diverses régions
indiennes est des plus dynamiques et
productives, et ce depuis longtemps. Les
cinémas des quatre états du sud sont à ce
propos particulièrement représentatifs.
Ainsi le cinéma de l’Andhra Pradesh, en
langue telugu – Tollywood – talonne parfois
son homologue hindi, en nombre de films
sortis des studios en une année. C’est bien
sûr en centaines que se font les comptes. Et
Tollywood est suivi de près par Kollywood,
le voisin tamoul, bénéficiant du prestige de
la langue dravidienne principale et de sa
culture multimillénaire pour tenir toujours
une place enviée sur le champ des rivalités
régionales.
C’est justement ce cinéma tamoul que nous
évoquerons ici, non seulement comme
phénomène artistico-économique, mais aussi,
tout d’abord, pour l’étonnant impact qui est
le sien sur la société et la politique
locales.
Mais débutons par un petit détour
étymologique : pourquoi ce terme de
Kollywood ? Si le B- de Bollywood est hérité
de Bombay, si le T- de Tollywood et le M- de
Mollywood viennent respectivement des
langues telugu et malayalam, c’est le
quartier de Kodambakkam, à Chennai –
l’ancienne Madras – fief des grands studios
du Tamil Nadu, qui a donné son initiale au
cinéma tamoul. Voilà pour satisfaire la
curiosité des non initiés…
Du
grand écran au fauteuil de ministre
Les liens entre le microcosme
cinématographique et le monde politique ou
social ne sont évidemment pas l’apanage
exclusif de l’Inde du sud.
En Occident ou dans ce qui fut l’Europe
communiste, on sait combien le cinéma a pu
se mettre au service de causes et
d’idéologies dans des œuvres engagées ou
militantes, sous des formes et dans des
contextes divers, d’Eisenstein à
Costa-Gavras ou Michael Moore. Mais ce n’est
pas de cela qu’il s’agit ici… Le type de
relation qui s’établit en Pays Tamoul entre
le cinéma et la sphère politico-sociale est
d’un tout autre ordre : il n’est pas tant
question de l’impact que le contenu de tel
ou tel film, à travers un quelconque
« message » pourrait avoir sur le public,
que d’un rapport personnel, et passionnel,
qui s’établit ou s’est établi entre celui-ci
et quelques-unes des vedettes les plus
charismatiques du cinéma tamoul. Des
vedettes qui ont fini par incarner aux yeux
des masses des idéaux souvent simples et
porteurs, véhiculés ainsi par une icône
suscitant toutes les exaltations. Un peu à
la manière – toute proportion gardée – dont
un avatar divin : Rama, Krishna… incarne les
forces fondamentales qu’il réactive et
revivifie pour le salut du monde.
On pourrait certes citer, aux Etats-Unis,
des cas tels que celui de l’ancien cow-boy
de western Ronald Reagan, ou de l’actuel
gouverneur de Californie, Arnold
Schwarzenegger… Mais je ne suis pas persuadé
que ce soit sa carrière sur le grand écran
qui ait permis au premier de devenir
président. Quant au second, même si le cas
est sensiblement différent, il n’est pas
comparable notamment à un M.G.R. (Maruthur
Gopalan Ramachandran) avec les
vagues de quasi fanatisme que celui-ci a pu
mettre en mouvement au cours de sa carrière.
Theodore Baskaran, un des plus éminents
spécialistes du sujet, que nous avons
interrogé,
nous rappelle que les connexions entre
cinéma et politique, en Inde et en
particulier au Tamil Nadu, remontent aux
débuts de la lutte pour la libération du
joug colonial britannique. Dès les années
’30, les salles de cinéma deviennent les
premiers espaces d’expression démocratique,
et les partis politiques utilisent
allègrement les films comme outils de
propagande. C’est ainsi qu’après
l’indépendance, au Tamil Nadu, le parti
Dravida Munnetra Kazhagam (DMK) s’appuya
notamment sur l’immense popularité de
Maruthur Gopalan
Ramachandran (M.G.R.) pour finalement
accéder au pouvoir local à Madras en 1967.
Celui qui, cette année-là, devenait ainsi
Chief Minister dans la capitale tamoule
n’était autre que Conjeevaram Natarajan
Annadurai, lui-même scénariste et
dialoguiste de cinéma ! Le DMK et les
personnalités du cinéma qui le soutenaient
véhiculaient alors notamment une idéologie
séparatiste, voire indépendantiste, et
anti-hindi.
Depuis lors se
sont succédées à la tête de l’Etat tamoul
diverses personnalités liées de près au
septième art, dont par exemple M.G.R.
lui-même, élu et réélu successivement en
1977, 1980 et 1985, ou Muthuvel Karunanidhi,
élu à plusieurs reprises depuis 1969 et
tenant les rênes du gouvernement de Chennai
de nouveau depuis 2006. Ecrivain,
dramaturge, mais aussi scénariste de plus de
soixante-dix films, dont le dernier en date,
Pen Singam, remonte à 2010, avec une
sortie en salle le 3 juin, jour du
quatre-vingt-septième anniversaire de M.
Karunanidhi !
On ne peut, vu
de l’extérieur, que s’étonner de cette
constance dans la symbiose qui semble unir
politique et cinéma. Un Français, en
particulier, considérera cette réalité d’un
regard dubitatif, habitué qu’il est à
étiqueter et classifier les individus selon
de prétendues compétences spécifiques dont
les unes seraient foncièrement incompatibles
avec les autres : ainsi celles d’un artiste,
d’un scénariste ou – pire encore – d’un
acteur, ne lui permettraient certes pas de
prétendre à des aptitudes en politique,
surtout au plus haut niveau de
responsabilité.
Mais si l’on
se place d’un autre point de vue, peut-être
pourra-t-on un peu mieux expliquer et
comprendre le phénomène. Une personnalité du
cinéma, en Inde, est naturellement une de
celles susceptibles de bénéficier de la plus
large audience : on le sait en effet, un
film est sans doute un des plus sûrs moyens
de toucher les masses. Un scénariste ou un
réalisateur sont ainsi en mesure d’avoir un
impact considérable sur la population,
d’autant plus réceptive que le « message »
n’hésitera pas à faire appel – souvent non
sans démagogie, il faut bien le dire – à des
valeurs simples, intellectuellement
accessibles, moralement admissibles, et
profondément enracinées dans l’inconscient
collectif. On ne fait par là que rejoindre
les principes de la propagande. A ce seul
détail près : ici, puisqu’on n’est jamais
aussi bien servi que par soi-même, le
propagandiste et le bénéficiaire de la
propagande se confondent étroitement.
Le cas d’un
acteur comme M.G.R., me semble toutefois
sensiblement différent dans la mesure où il
s’agit d’un acteur, et non plus du
concepteur même du film. Un acteur, mais pas
n’importe lequel… Une superstar au charisme
indubitable. Et là est sans doute
l’explication, somme toute assez simple, de
sa carrière politique. Dans une culture où,
selon les fondements religieux le mieux
ancrés dans les esprits, l’image – la
murti – joue dans la relation à Dieu un
rôle capital, je ne crois pas qu’il faille
être surpris d’assister à cette sorte de
confusion entre le héros d’un film et
l’acteur qui l’interprète, comme le fidèle
identifie dans sa ferveur l’image de la
divinité à la divinité elle-même, comblé par
son darshan. Si le héros est un
justicier irréprochable, défenseur du
pauvre, du faible, de la veuve et de
l’orphelin, un autre Robin des Bois, un
nouveau Madhurai Veeran
(que M.G.R. incarna d’ailleurs en 1956), il
ouvre à celui qui en joue le rôle des
perspectives quasi illimitées dans la
carrière publique.
Ah les
belles bacchantes !
Ce type de scénario, construit autour du
héros justicier est loin d’être rare,
décliné sous d’infinies variantes, dans le
cinéma tamoul. Là, en effet, où Bollywood va
mettre l’accent sur les valeurs de la
famille, sur les thématiques de l’union
fraternelle au-delà des religions ou des
castes, sur l’esthétique glamour d’un
romantisme édulcoré – ou parfois plus
piquant –, Kollywood va pour sa part plutôt
miser sur les valeurs de la « tamoulitude »,
sur les thématiques de la lutte contre les
injustices sociales, sur une esthétique plus
réaliste, souvent plus rurale, mais
accordant presque systématiquement une place
spectaculaire à l’action violente.
Ceci dit, le cinéma tamoul n’en reste pas
moins avant tout un cinéma indien, héritier
de traditions qui le dépassent largement et
qui créent des liens bien visibles avec les
autres cinémas du sous-continent. Dans son
ouvrage Tamil Cinema : the cultural
politics of India’s other film industry,
Selvaraj Velayuatham rappelle que depuis de
longues décennies – et pratiquement depuis
les origines, les divers cinémas indiens ont
été en interaction et se sont construits sur
des principes amplement partagés. Ainsi en
va-t-il des genres qui ont connu la plus
grande popularité d’un bout à l’autre de
l’Inde : mythologique, dévotionnel,
historique, sentimental, mais aussi films
d’action, films sociaux, drames familiaux…
et plus encore des productions fondées sur
un mélange aux dosages variés de ces
différents ingrédients.
Souvenons-nous que, culturellement, le
cinéma indien, qu’il soit tamoul ou autre,
est peu ou prou l’héritier de principes
artistiques antiques qui ont déterminé
durant des siècles les arts du spectacle. Il
faut chercher sans doute dans le Nâtya
Shâstra, vieux de quelque deux mille
ans, la source de ces principes. C’est le
cas par exemple de cette quasi nécessité,
pour un réalisateur de film, de faire passer
ses spectateurs par les neuf rasa,
les neuf « émotions » ou états
psychologiques préconisés par le sage
Bharata, auteur supposé du traité : de la
colère au désir, de la nostalgie à la paix,
du dégoût à la terreur… des larmes au rire.
Les masala movies, dont les
fondamentaux consistent justement à réaliser
une sorte de pot-pourri de ces émotions, et
donc des situations et des ambiances à même
de les susciter, peuvent donc paraître d’un
hétéroclite déroutant pour un Occidental,
mais ils correspondent parfaitement à
l’esthétique dont le spectateur indien est
naturellement – ou plutôt culturellement –
coutumier.
La durée – généralement autour de trois
heures – la présence de nombreuses scènes
musicales chorégraphiées, parfois plaquées
très artificiellement sur l’action, les
intentions moralisatrices associées à la
dimension divertissante, la prévisibilité du
scénario, les personnages fortement typés…
font aussi partie de ces points communs qui
créent l’identité panindienne des
productions commerciales du sous-continent.
Ce en quoi le cinéma tamoul se singularise,
c’est donc davantage dans certains
« détails » et nuances résumés précédemment
par l’évocation des « valeurs de la
tamoulitude ». Il faudrait une longue
étude culturelle et sociologique pour venir
à bout du sujet, aussi nous
contenterons-nous de quelques traits
saillants en guise d’exemples.
Le premier que nous retiendrons est celui
des images respectives de l’homme et de la
femme dans le cinéma tamoul. Tandis que
Bollywood a quelque peu « lissé » ces
images, les a somme toute modernisées,
partiellement occidentalisées, Kollywwod,
même si des évolutions existent bien sûr, se
plaît à conserver des représentations
traditionnelles et typées d’une femme
« chaste, intelligente, maternelle et
divine », pour reprendre encore S.
Velayutham, qui établit un lien culturel
avec l’héroïne du Roman de l’Anneau,
Kannagi, et d’un homme autoritaire, actif,
souvent machiste, affichant sa virilité par
une paire de moustaches qu’on aura du mal à
retrouver chez les acteurs hindis. Ceci pour
parler des personnages positifs. Leurs
contreparties, dans un cinéma éminemment
manichéen, leur étant diamétralement
opposées.
La seconde spécificité que l’on
soulignera tient à ce que l’on peut évoquer
comme un relatif réalisme du cinéma tamoul,
beaucoup plus ancré que Bollywood dans le
quotidien, mettant en avant des personnages
socialement et physiquement plus
« ordinaires », y compris ceux qui, par
leurs qualités individuelles de courage ou,
tout simplement, de force, parviennent à
accomplir des exploits héroïques. Cet
ancrage dans la réalité de tous les jours
s’accompagne généralement de ce qu’il faut
bien appeler un chauvinisme tamoul par
ailleurs effectivement bien présent dans la
mentalité réelle, celle qui a par exemple,
historiquement, abouti au rejet du hindi
comme langue officielle. Ainsi le cinéma
tamoul se différencie-t-il du cinéma hindi,
mais aussi, par exemple des cinémas du
Kerala ou du Bengale, souvent marqués par
l’idéologie communiste et par là-même moins
enclins à un particularisme régional
exacerbé et exclusif.
Ces quelques lignes n’auront certes pas
épuisé un sujet sans doute beaucoup plus
complexe dans sa diversité qu’il n’y
paraît ; aussi peut-on conclure que, si vous
n’en êtes pas familier, le meilleur moyen de
connaître plus intimement le cinéma tamoul
est bien évidemment de voir les films qui
sortent de ses studios. Un des moyens les
plus simples, pour tous ceux qui ne
pratiquent pas la langue tamoule, est de
visionner les nombreux DVDs disponibles,
souvent sous-titrés en anglais, beaucoup
plus rarement en français… même si ces
sous-titrages sont souvent de piètre
qualité.
©
Philippe Pratx
2010
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