Le Tibet
n’est pas ma première priorité !
Interview
de Sa Sainteté le Dalaï-lama
Dharamsala, 6 mars 2006
Votre
Sainteté, votre exil sembla avoir été
bénéfique pour l’humanité dans son ensemble,
dans la mesure où grâce à vos voyages, en
Inde et à l’étranger, des millions de gens
sont devenus plus conscients non seulement
de l’éthique bouddhiste mais aussi des
valeurs humaines en général. Avez-vous des
commentaires ?
Je ne peux pas dire si j’y ai contribué pour
beaucoup. Mais, pour moi, la tragédie du
Tibet a offert une opportunité à plus de
cent mille tibétains. Bien que nous ayons
perdu notre pays, pour eux ce fut la chance
de faire l’expérience de la liberté et du
monde extérieur.
En ce qui me concerne, cette tragédie m’a aussi offert de nouvelles
opportunités, comme celle de rencontrer une
grande variété de personnes : des leaders
religieux, des hommes politiques, des
scientifiques, des érudits, des hommes
d’affaires, et des gens ordinaires, même des
gens malades [avant de nous recevoir, le
dalaï-lama recevait un patient indien
souffrant d’un cancer en phase terminale].
Je vois tout ceci comme des opportunités
d’apprendre de nouvelles choses de ces gens
et de partager avec eux quelques unes de mes
vues ainsi que ma propre expérience. Á cet
égard, je pense que j’ai un peu contribué à
la promotion des valeurs humaines. Dans le
domaine de l’harmonie religieuse aussi, je
pense avoir contribué à une meilleure
compréhension entre bouddhistes et non
bouddhistes, qu’ils soient hindous,
musulmans ou juifs. Donc en ce sens, j’ai pu
apporter ma contribution à l’humanité dans
son ensemble.
Notre revue est destinée au public
français. Pourriez-vous nous parler de
l’extension du bouddhisme en France ? En
1960, lorsque vous avez envoyé Dagpo
Rinpotché en France, le bouddhisme était
pratiquement inconnu. J’ai entendu dire
qu’il y avait maintenant cinq millions de
sympathisants. Cela me semble être un
tsunami spirituel. Pouviez-vous imaginer
cela lorsque vous avez envoyé des lamas tels
que Dagpo Rinpotché en France ?
Non, jamais! En fait, je n’ai jamais été
soucieux de propager ma propre religion, le
bouddhisme. À cette époque, la raison pour
laquelle nous étions désireux d’envoyer des
érudits tibétains dans des universités
européennes – en France, en Allemagne, au
Danemark et en Italie –, était qu’il y avait
des représentations erronées du bouddhisme
tibétains. Il était de notre devoir d’en
propager une représentation fidèle. C’était
là la principale raison. Même aujourd’hui,
je n’ai aucune intention de propager ou de
promouvoir le bouddhisme tibétain. Lorsqu’il
y avait, comme en France, des bouddhistes
(vietnamiens) et que nous pouvions
contribuer à une meilleure connaissance du
bouddhisme, nous étions heureux de le faire.
Les Français sont en général chrétiens (et
musulmans dans une certaine mesure) et j’ai
toujours dit clairement qu’il vaut mieux que
les gens gardent leur propre religion. Sur
des millions de gens, certains individus
peuvent montrer des prédispositions
différentes et se sentir attirés par les
traditions orientales ou indiennes, y
compris le bouddhisme tibétain. Ceux qui
sont sincèrement intéressés par le
bouddhisme tibétain, il est de notre devoir
de les aider, mais il ne s’agit pas de
conversion.
Vous vous êtes rendu en Europe pour la
première fois en 1973, quatorze ans après
votre exil en Inde. Pourquoi avez-vous
commencé si tard pour voyager autour du
monde et répandre votre message ?
Nous n’en étions pas très sûr. Nous avions
l’impression que l’Ouest était quelque chose
de différent mais dans les années 60, j’ai
rencontré des étrangers ici, à Dharamsala.
Puis aux environs de 1973, nous nous sommes
dit « bien, le temps est venu ». Je me
souviens, lorsque l’avion d’Air India
s’apprêtait à atterrir à Rome, en 1973, je
me suis rendu compte : « Mais ça ressemble à
l’Inde, les gens sont comme nous, ils ne
sont pas différents ! » Au fond de moi, il
me semblait que l’Ouest était très
différent.
Était-ce de la peur ?
Je ne sais pas, mais ce n’était pas de la
peur.
J’avais déjà pris l’habitude de répondre aux questions par « Je ne
sais pas ». Je me rappelle très clairement
d’une réception à Londres, en 1973, où un
gentleman britannique assez âgé s’est
approché de moi. Il exprima sa surprise
devant ma réponse « je ne sais pas ». Il
m’admirait pour avoir été capable de dire
« je ne sais pas ». Pour moi, et pour les
tibétains en général, c’est une chose tout à
fait normale. Parfois, c’est par humilité :
même lorsque nous savons, nous disons « je
ne sais pas ». Il est très rare de trouver
un tibétain qui dise « je suis celui qui
sait le mieux ». Alors j’avais conservé
cette attitude, c’était une sorte
d’habitude, pour moi. Mais à leurs yeux,
c’était inhabituel que quelqu’un comme le
dalaï-lama, qui est considéré par beaucoup
comme un maître spirituel, puisse dire « je
ne sais pas ». Cela surprenait un peu. La
raison pour laquelle je n’avais pas peur est
que je considérais ces gens comme des êtres
humains comme moi. Je ne les voyais pas
comme des étrangers. De même, pour eux,
n’étant qu’un autre être humain, je pouvais
tout de suite m’entendre avec eux.
Pour nous, vous n’êtes pas qu’un autre
être humain !
(Riant) Oui ! Pour les hindous je suis un
mahadéva (un dieu) ! (Le dalaï-lama
continue à rire). Mais parfois, je tombe
malade et je n’ai jamais entendu parler d’un
docteur qui soigne « Dieu » (riant). Donc,
si j’étais Dieu, je n’aurais pas besoin de
docteur (riant).
Je parlais de cette « vague spirituelle »
en Occident, particulièrement en France.
Cela se traduit-il par un soutien
politique ? Le Président Chirac refuse de
vous recevoir ! Comment expliquez-vous cette
dichotomie ? D’un côté le public est ouvert
à votre message et de l’autre le
gouvernement ne bouge pas !
Mon message s’adresse aux individus, non aux
politiciens. L’objectif de mon message n’est
pas d’influencer la politique. Je ne dis pas
« le gouvernement devrait faire ceci ou
cela. » Je n’essaye jamais d’influer sur les
politiques ni de suggérer aucun changement
de politique. En même temps, la Chine est,
économiquement, politiquement et
militairement, une nation importante. Le
gouvernement français considère qu’il a une
relation spéciale avec la République
Populaire de Chine. Il pense qu’il a une
relation plus étroite avec la Chine qu’avec
l’Amérique.
Pour les affaires ?
Non, dans l’ensemble, ils entretiennent de
bonnes relations. Alors pour préserver ces
bonnes relations, ils sont naturellement
plus prudents.
Pourquoi le gouvernement français est-il
plus prudent que les gouvernements
allemands, britanniques ou américains ? Par
exemple, lorsque vous vous rendez à
Washington, vous êtes reçu à la Maison
Blanche.
Comme je vous l’ai dit, le gouvernement
français a une relation spéciale avec la
Chine et, par conséquent, cela est
compréhensible.
Non, ce n’est pas vraiment
compréhensible. Les hommes politiques sont
intéressés par les votes et quand il y a
quelques millions de personnes qui
soutiennent une cause, ils devraient
logiquement en tenir compte.
Je ne sais pas. Évidemment, les hommes
politiques savent comment obtenir des
suffrages. [long silence] Quand je vais à
l’étranger, que je me rends dans un pays, ma
priorité numéro un est de dialoguer avec le
public. C’est ma priorité. En général, je
n’ai rien à demander aux hommes politiques,
je n’ai pas de requête particulière. Ce
n’est que parfois, comme lorsque je vais à
Washington ou à Strasbourg que j’ai un
agenda politique spécifique. Mais en
général, lors de la plupart de mes visites,
si je rencontre un homme politique, je dis
« c’est bien ! » si je n’en rencontre pas,
« pas de problème ! ».
Quel est le plus important pour vous, la
cause tibétaine ou votre message
spirituel ?
Aujourd’hui le Tibet est encore sous occupation et la situation
intérieure ne s’améliore pas. En France
comme à l’étranger, beaucoup de gens ont une
grande sympathie pour la cause tibétaine.
J’ai trois engagements : la promotion des
valeurs humaines, la promotion de l’harmonie
entre religions et la promotion de la cause
tibétaine.
Y a-t-il un ordre de priorité dans ces
engagements ?
Oui, c’est dans cet ordre.
D’abord, en tant qu’être humain vivant avec des êtres humains, la
promotion des valeurs humaines est ma
première priorité. Cela veut dire un
engagement auprès de six milliards de
personnes. Deuxièmement, je suis bouddhiste
et en tant que bouddhiste je veux promouvoir
l’harmonie entre religions. Cela concerne
peut-être la moitié de la population, qui
est religieuse. Le troisième est pour le
Tibet. Il y a six millions de tibétains et,
si vous prenez en compte l’environnement
tibétain, il y a plus de cent millions
d’êtres humains qui dépendent du Tibet. Le
Nord de l’Inde, le Pakistan et le Bengladesh
dépendent des fleuves qui s’écoulent du
Tibet (le Gange, l’Indus et le
Brahmapoutre). Puis il y a le Mékong en
Indochine et, en Chine, le Fleuve Jaune, le
Yangtze et bien d’autres fleuves. Mais mes
trois engagements ne sont pas séparés, ils
sont interdépendants.
Vous avez donc un ordre de priorité ?
Oui, il y a un ordre.
Mais la question tibétaine est aussi liée aux valeurs humaines et à
l’harmonie interreligieuse. De ces trois
engagements, les deux premiers sont
principalement un choix volontaire. Jusqu’à
ma mort je suis engagé auprès de ces causes.
Le troisième, d’une certaine manière, n’est
pas volontaire, il est dû à l’histoire et au
dalaï-lama en tant qu’institution. Je suis
tenu à cette responsabilité et à cet
engagement en tant que dalaï-lama, qui a
joué un rôle dans l’histoire passée du
Tibet. Plus important : les tibétains de
l’intérieur et de l’extérieur me font
totalement confiance, ils placent leurs
espoirs en moi. C’est pourquoi il est de ma
responsabilité morale de les servir autant
que je le peux. Ceci dit, la cause tibétaine
est celle d’une nation, sa lutte devra
continuer de génération en génération. Ma
vie ne représente qu’une génération. Il est
donc très important que le peuple lui-même
prenne plus de responsabilités.
Deuxièmement, nous introduisons
systématiquement un système démocratique.
Nous croyons beaucoup en ce concept. Durant
les quarante-six dernières années nous nous
sommes pleinement engagés à démocratiser la
société tibétaine. Notre plus grande
réussite est que nous avons maintenant un
dirigeant élu, le Kalon Tripa
(Premier Ministre). Depuis les dernières
élections, il y a quatre ans, je me
considère comme en semi retraite. Si nous
retournons au Tibet avec un certain degré
d’autonomie, alors je démissionnerai
complètement. Donc mon troisième engagement
comporte des limites. Mais même une fois
complètement à la retraite, je continuerai à
promouvoir les valeurs humaines et
l’harmonie inter-religieuse.
Nous sommes quatre, ici. Si nous
procédons à un vote, personne ne voudra que
votre Sainteté se retire.
(Plaisantant) Ma retraite ne sera pas liée à
un vote, mais à l’exercice de
mon droit humain individuel (Rire).
D’ores et déjà, les décisions importantes
sont prises par Samdhong Rimpoche [le
Premier Ministre]. Je l’ai fait
délibérément. Bien sûr, parfois, il vient me
demander mon opinion et, quoique je dise, je
pense qu’il écoute.
(Le dalaï-lama plaisante) Les gens croient que je suis autoritaire
à l’intérieur et démocrate à l’extérieur.
(Riant) Bien sûr, ce n’est pas vrai, c’est
intentionnellement que je me fie entièrement
à lui. En fait, si j’avais la responsabilité
totale et que je vienne à mourir, ce serait
le chaos total. Ce processus de
démocratisation a commencé il y a vingt ans
et je dis souvent aux officiels tibétains :
« Vous devez prendre pleinement vos
responsabilité, comme s’il n’y avait plus de
dalaï-lama. Pour le travail qui vous est
assigné, vous devez prendre la pleine
responsabilité. Ainsi je pourrai consacrer
plus d’énergie à d’autres tâches que vous ne
pouvez pas accomplir. » Par exemple la
promotion des valeurs humaines, aucun
tibétain ne peut le faire. Sans doute
Samdhong Rimpoche le pourrait, mais moins
bien que moi-même.
Vu de l’extérieur, votre troisième
engagement, celui en faveur du Tibet, semble
n’avoir fait aucun progrès. Quand on voit
l’attitude du gouvernement français ou
indien, on a l’impression que rien n’a
progressée depuis 1959. Est-ce vrai ?
Il y a un ancien concept indien (nous avons
le même dans le bouddhisme), selon lequel
l’engagement du mental sur un objet se fait
par la sélection d’un seul aspect de cet
objet au détriment d’autres aspects du même
objet. Votre mental n’en choisit qu’un et
exclut les autres. Quand vous avez évoqué la
situation du problème tibétain, c’est
exactement ce que vous avez fait. Vous devez
comprendre que la question tibétaine est une
question très complexe. Il n’y a pas qu’un
seul aspect. C’est pourquoi vous ne pouvez
pas dire : « il n’y a pas de progrès ». Il y
a d’autres aspects. Je pense que cette
manière de penser en noir et blanc n’est pas
correcte. Les mots ont une précision qui
n’exprime qu’un aspect: si vous exprimez les
choses positivement, vous négligez les
choses négatives. D’un autre côté, si vous
exprimez quelque chose de négatif, vous
donnez une impression fausse parce qu’elle
exclut les aspects positifs. Les mots sont
par conséquent limités, ils manquent de
quelque chose pour exprimer l’image complète
d’une situation.
En réalité, depuis 1959, il y a eu beaucoup de changements négatifs
comme positifs. Du côté positif, prenez
l’exemple de ce qui se passe à Lhassa ou
même dans les régions reculées, nous sommes
immédiatement informés. Cela rend les choses
plus faciles. Aujourd’hui, des millions de
gens dans le monde ont une bien meilleure
connaissance du Tibet (peut-être moins en
Afrique et dans le monde arabe). Depuis les
quarante dernières années, surtout, et les
dernières décennies, il y a eu une prise de
conscience du problème tibétain,
particulièrement parmi les chinois en Chine
et, en conséquence, il y a plus de
sympathie, plus d’intérêt, plus de soutien.
En conséquence les Chinois ne peuvent
ignorer le problème tibétain. Pour beaucoup
d’officiels chinois, le Tibet est devenu un
problème et, bien qu’ils ne m’apprécient
pas, ils se sentent obligés de faire un
effort pour trouver un accord avec le
dalaï-lama. Ceci est un progrès. Progrès ne
veut pas dire grands changements. Le vrai
progrès se fait pas à pas. Par conséquent,
vos mots “pas de progrès” ne sont pas
scientifiques (rires).Les gens et la
communauté tibétaine qui sont à l’extérieur
du Tibet peuvent avoir cette impression
parce que les Chinois continuent d’accuser
le dalaï-lama et des gens sont parfois
torturés. Un autre exemple : après mon appel
public où je disais qu’il était honteux de
porter des vêtements décorés d’éléments en
peau de tigre, on brûla les peaux de tigre
en beaucoup d’endroits au Tibet, Lhassa y
compris. Mais les officiels chinois
bloquèrent ces actions et procédèrent même à
des arrestations. Pourquoi ? Parce que les
gens répondaient à un appel du dalaï-lama,
donc aux yeux des chinois, cela avait un
sens politique. Il y a tant de suspicion,
tant de jalousie, c’est idiot. En
conséquence, il y a de plus en plus de
répression et donc encore plus de
ressentiment. Ce sont là des points
négatifs. Dans cette perspective, il n’y a
pas de progrès et votre commentaire est
juste. Mais tout est relatif. Dans le
bouddhisme, si l’on veut connaître la
réalité, il faut penser en termes de
relativité et d’interdépendance.
Du côté positif, j’ai entendu dire que le
Premier ministre Wen Jiabao était intéressé
par le bouddhisme et que deux cent chinois
ont participé au pèlerinage de Kalachakra à
Amaravathi.
Oui, cela est positif. Ces dernières années
et durant ces derniers mois, de plus en plus
de chinois de Chine viennent ici, à
Dharamsala, et la plupart d’entre eux
pleurent.
Quand ils vous rencontrent ?
Oui ! Une fois, une jeune fille chinoise qui
parlait anglais s’est mise à pleurer dès
qu’elle est entrée dans la pièce. Quand elle
s’est assise, j’ai compris pourquoi elle
pleurait. Elle avait été éduquée dans un des
meilleurs collèges de Beijing. Jusqu’à ce
qu’elle arrive à Delhi, elle ignorait tout
du Tibet et du dalaï-lama. Après avoir
rencontré des moines à Delhi, elle a
commencé à comprendre la question tibétaine
et le rôle du dalaï-lama. Puis elle et venue
ici. Elle m’a dit que toute sa génération
(elle vient d’une des meilleures écoles)
était complètement ignorante du Tibet. Ils
reçoivent une information très ciblée. Elle
a exprimé sa tristesse à l’idée que toute sa
génération était si ignorante. Comment les
aider ? Ce n’est pas possible. Elle ne peut
pas parler, et elle ne peut pas écrire,
personne ne la publierait.
C’est pourquoi le site internet Google
est interdit.
Exactement !
Est-ce que ce renouveau de spiritualité
en Chine a une influence sur les
négociations ou le dialogue qui se déroulent
avec la Chine?
Certainement, les choses bougent, voyons ce
qui va arriver ! Le grand obstacle est la
méfiance dans l’esprit des Chinois.
Sont-ils plus méfiants que les Indiens ?
Oui, je le pense. L’Inde est parfois
méfiante à l’encontre des Européens (riant).
Nous avons rencontré Karmapa ce matin, il
dit qu’il regrette d’être venu, qu’il y a
trop de méfiance autour de lui.
Mais l’Inde est un pays démocratique,
l’information est libre, la méfiance
indienne, comparée avec la méfiance
totalitaire, est bien plus aisée à dissiper.
Je pense que certains chinois encouragent
parfois cette méfiance. Les événements de
Tienanmen, en 1989, mobilisèrent des
millions de gens et le gouvernement a
utilisé des tanks mais dans le cas du Tibet,
il n’y a pas le même danger de
désagrégation. Néanmoins, si une nonne
chante en l’honneur du dalaï-lama, ils
pensent que c’est dangereux pour l’intégrité
de la Chine.
En 1985, vous avez dit que vous étiez
prêt à vous rendre en Chine.
Oui, en 1983, j’ai exprimé publiquement que
j’étais prêt à m’y rendre. En 1984, une
délégation s’est rendue en Chine
spécialement pour préparer ma visite en
1985. Cela a échoué. Les chinois ont durci
leur attitude.
Ma question était : « êtes-vous toujours
prêt à vous rendre en Chine ? »
Oui-oui, je serais très heureux de me rendre
en Chine et même au Tibet. J’en suis très
impatient. Ne serait-ce que pour voir les
changements et, si possible, pour écouter le
vrai point de vue des chinois. Et puis, en
tant que bouddhiste, je voudrais effectuer
un pèlerinage sur les lieux saints du
bouddhisme en Chine.
Comme le temple où se rend Jian Zemin ?
Ça, je ne sais pas. Mais certainement aux
Cinq Montagnes de Manjusri.
Vous y êtes –vous rendu en 1954 ?
En 1954-55, j’ai voulu m’y rendre mais les
officiels chinois on dit que l’état des
routes était mauvais. Je n’ai pas pu y
aller. Depuis mon enfance, certains
tibétains qui connaissent cet endroit me
parlent de leur pèlerinage. Depuis lors, je
souhaite y aller à mon tour. Dès que la
Chine donnera le feu vert, je m’y rendrai.
Est-ce que les tibétains approuveraient
que vous vous rendiez en Chine ?
Cela nécessiterait plus de discussions,
d’abord avec le gouvernement chinois, puis
avec les tibétains et aussi avec le
gouvernement indien.
En 1954, Mao Zedong venait vous rendre
visite pour parler avec vous des problèmes
du Tibet. Pourquoi Hu Jiantao, qui n’a pas
la stature de Mao, ne peut-il pas vous
rencontrer et discuter avec vous du problème
tibétain ?
Il y a une différence. À cette époque, je
n’étais pas le réfugié que je suis
maintenant. Je me suis échappé en 1959 parce
que je n’acceptais pas la politique
chinoise. Aujourd’hui, la situation est
différente. Mao avait choisi de vivre en
autarcie, les Chinois pensaient qu’ils
pourraient rester isolés. Ce concept n’a
plus court. Aujourd’hui, la Chine veut faire
partie de la communauté internationale, ils
doivent donc tenir compte de l’opinion
internationale. Il y a beaucoup de
différences ainsi que des similarités.
Quand les chinois devront-ils payer leur
karma négatif ? En 1989, vous avez fait une
prophétie : « D’ici cinq à dix ans, quelque
chose va se produire au Tibet. »
J’avais dit que dans les dix ans quelque
chose se produirait en Chine. Certains
oracles avaient dit que cela se produirait.
Cela ne s’est pas produit exactement comme
cela, bien que la Chine d’aujourd’hui soit
très différente.
En tant qu’être humain ordinaire,
j’aimerais qu’ils paient le prix de leur
mauvais karma.
Cela n’est pas une manière bouddhiste de
penser ! En fait, nous prions pour voir un
changement dans leurs propres actions.
Ainsi, ce serait pour leur propre bénéfice.
En tant que frères et sœurs humains, nous ne
prions jamais pour que quelque chose de
mauvais arrive aux autres. C’est une
mauvaise manière de penser.
Si l’Inde monte en puissance, est-ce que
la Chine en sera affaiblie ?
Hum ! En tout état de cause, un état
totalitaire ne peut se maintenir pour
toujours. J’ai entendu ce matin à la radio
qu’au Vietnam, le gouvernement avait demandé
au public quelles directions à prendre dans
l’avenir. Beaucoup d’intellectuels et de
membres du Parti disent qu’un des plus gros
obstacles au progrès est la corruption. Pour
mettre fin à la corruption, le système du
parti unique doit disparaître. Je me demande
ce qui va se passer au Vietnam: C’est un
pays communiste, il a libéré le Sud Vietnam,
il a supprimé toute influence occidentale,
alors si ce pays change et encourage un
système démocratique, c’est positif ! Si un
régime totalitaire tel que le Vietnam
adoptait un système démocratique, ce serait
merveilleux. Je pense que c’est réaliste.
C’est le seul chemin possible pour l’avenir
du Vietnam. Ce serait un signal
significatif, un grand exemple pour le
peuple chinois. Nous verrons ! Les
« impérialistes » français ont sans doute
semé ces choses [Liberté, Égalité,
Fraternité] dans l’esprit des vietnamiens
(riant).
L’année passée il y a eu 73.000 émeutes
en Chine, la plupart dues à des problèmes
locaux. Cela ne signifie-t-il pas que la
Chine est extrêmement instable ?
C’est juste, certainement !
Comment voyez-vous le futur Tibet ?
La Chine pourrait nous accorder une
autonomie véritable. Nous pourrions nous
occuper nous-mêmes de questions telles que
l’environnement, l’économie, l’éducation,
les langues et la culture. Le développement
économique du Tibet dans son ensemble
pourrait être géré avec l’aide de la Chine.
Ainsi, nous pourrions contribuer de manière
importante aux relations sino-tibétaines.
Le Tibet serait une sorte d’Etat-tampon ?
Non seulement cela mais aussi une amitié
authentique, une confiance mutuelle pourrait
s’établir. Nous avons une très bonne
relation avec l’Inde, nous pourrions établir
de très bonnes relations avec la Chine. Le
Tibet pourrait offrir une garantie aux deux
parties qu’il n’y aurait aucune menace de
l’Inde à l’égard de la Chine et vice-versa.
Lodi Gyari [l’envoyé spécial du
dalaï-lama] a mentionné dans son interview
que le Tibet, qui était un État-tampon du 19ième
siècle, pourrait devenir un pont.
Oui, l’État-tampon pourrait devenir un pont,
c’est juste !
Quel message donneriez-vous pour les
lecteurs français de la revue?
Je ne sais pas ! (riant)
(Après avoir longuement réfléchi) La France est l’un des membres
les plus anciens et les plus importants de
l’Union Européenne. Historiquement, beaucoup
de bonnes choses, y compris la Révolution
Française, sont venues de France. Là-bas,
les gens sont plus inclinés qu’ailleurs vers
la vie intellectuelle. J’ai toujours admiré
que le fait que la France et l’Allemagne
[après la seconde guerre mondiale] aient pu
unir leurs forces. C’est un pas vers
l’avenir. Les forces militaires de toutes
les nations devraient s’unifier afin que le
danger d’intervention militaire diminue et
que la guerre devienne pratiquement
impossible. Une force militaire unifiée
pourrait d’abord se mettre en place à
l’échelon régional. Les forces militaires
pourraient être réduites et, par conséquent
les dépenses militaires. J’espère que, dans
l’esprit de l’Union Européenne, les
responsables politiques tiendront compte de
l’intérêt général et non d’un nationalisme
ou d’un régionalisme étroit. Cette
[démilitarisation] est le signe d’une vision
à long terme qui prend en compte l’intérêt
plus large [de l’humanité]. Je suis sûr que
le peuple européen, en particulier les
français, peuvent contribuer beaucoup à la
paix en Europe et dans le monde, lequel
devra être un monde dénucléarisé. Cela
pourrait être immensément bénéfique et cela
ferait des économies qui pourraient ainsi
être affecté à la protection de
l’environnement. C’est là mon souhait.
Merci, Votre Sainteté.