Le
triangle Inde-Tibet-Chine
Par
Claude Arpi
Pendant
des siècles, l’Inde et le Tibet ont partagé
une quête commune : celle de la recherche
intérieure. Au cours du VIIe
siècle, le Toit du monde découvre
l’enseignement du Bouddha. C’est fut un
tournant dans l’histoire du Tibet. La
période qui suit voit un flot constant de
lamas, d’érudits et de yogis tibétains
visiter les grands viharas
[universités monastiques] de l’Inde, en
particulier celles de Nalanda, Odantapuri et
de Vikramasila. Après avoir adopté la
doctrine de la non-violence, le Tibet est
transfiguré ; il ne peut plus vivre que pour
et par le dharma du Bouddha. Il est
fascinant d’observer les changements
produits par la Doctrine sur le peuple
tibétain, auparavant un des peuples les plus
belliqueux de la terre. Une fois converti à
la nouvelle foi, leur puissant et vaste
empire se transforme soudainement et devient
pacifique. Même s’il ne peut pas recouvrer
sa gloire militaire passée, il s’atèle à un
autre genre de conquête, celle du soi. Il
commence alors à répandre son influence
culturelle et spirituelle sur l’Asie
Centrale et la Mongolie. La disparition du
bouddhisme en Inde aux XIIe et
XIIIe siècles a de graves
conséquences sur la politique du
sous-continent et de l’Asie centrale : bien
que le dharma du Bouddha continue à fleurir
sur le Toit-du-monde, l’intérêt des lamas
pour l’Aryabhumi, la terre sacrée
[l’Inde], décline rapidement.
La conversion du Tibet a une autre
conséquence politique: un Tibet non-violent
ne peut plus se défendre lui-même. Il doit
donc chercher un patronage extérieur, une
assistance militaire qui sauvegardera ses
frontières et protégera son Dharma. Cette
aide est tout d’abord apportée par les Khans
mongols et, plus tard par les empereurs
mandchous, lorsqu’ils adoptent le bouddhisme
comme religion d’Etat.
Une nouvelle ère voit le jour avec l’arrivée
des britanniques en Inde. La relation entre
l’Inde et le Tibet, jusque là d’ordre
spirituel, prend un tour colonial et
économique. Les fonctionnaires de la
Couronne voient le Pays-des-neiges comme
l’opportunité de nouveaux marchés et la
possibilité d’une zone tampon avec l’empire
russe. A cette époque, bien que la Chine
soit trop faible pour réagir militairement,
elle continue néanmoins à affirmer sa
suzeraineté sur le Tibet.
Il y a une centaine d’années, la roue du
destin commence à tourner pour les trois
nations, lorsqu’un jeune colonel de l’armée
britannique, Francis Younghusband entre en
juillet 1904 dans la cité de Lhassa. Pour la
première fois, on assiste à la collision de
deux mondes diamétralement opposés. À la
fin de son séjour dans la capitale
tibétaine, Younghusband contraint les
tibétains à accepter un accord avec le
puissant empire britannique. Par ce traité,
signé par le représentant de la Couronne,
Londres reconnaît le Tibet comme une nation
souveraine.
Mais les choses ne sont jamais simples en
politique, et la Chine, le puissant voisin
oriental du Tibet, est fort mécontente de
n’être pas partie prenante de l’accord. Dix
ans plus tard, en mars 1914, désireux de se
montrer impartial, Londres convoque une
conférence tripartite à Simla pour établir
une convention. C’était la première fois que
les trois protagonistes principaux siégent à
une même table de négociation. Le résultat
n’est pas pleinement satisfaisant, car les
Chinois, bien qu’ayant participé à la
rédaction du document final, ne le ratifient
pas.
Quoiqu’il en soit, les britanniques et les
tibétains s’accordent sur le tracé d’une
frontière commune, qu’ils reportent sur une
carte ; la fameuse ligne Mac Mahon est née.
Ce traité est toujours en vigueur lorsque
l’Inde accède à l’indépendance en août 1947.
La nouvelle république indienne n’a que deux
ans lorsqu’une nouvelle dynastie arrive au
pouvoir en Chine : la dynastie maoïste. Les
dirigeants chinois, comme les indiens,
désirent alors rompre avec le passé. En
Inde, beaucoup d’intellectuels, pensent que
les deux pays, compte tenu d’une expérience
coloniale commune, ont un avenir commun.
Mais, c’est oublier qu’historiquement l’Inde
et la Chine se sont développées sur des
lignes différentes : en particulier, l’Inde
n’a jamais eu d’ambition expansionniste. En
dépit de la proclamation de deux mille ans
d’amitié, les deux nations ont entretenu peu
de contacts, à l’exception de quelques
moines téméraires, tel Huien Tsiang qui,
quatorze siècles auparavant, sillonne l’Inde
du Nord sur les traces du Bouddha. Un
intéressant aspect des relations
sino-indiennes est que ces pèlerins nous ont
laissé une description minutieuse du
sous-continent indien, alors que les
témoignages indiens sont pratiquement
inexistants.
La libération du
Tibet
En octobre 1950, un événement va changer le
destin des régions himalayennes : Les
troupes de Mao entrent au Tibet. Quand
Lhassa fait appel aux Nations Unies pour
protester contre l’invasion de la Chine,
l’Inde, qui a toujours reconnu la complète
autonomie du Tibet (« frisant »
l’indépendance, selon les mots de Nehru), se
fait hésitante. Delhi n’offre aucun soutien
à son voisin militairement faible ; Nehru
est trop anxieux de jouer un rôle « neutre »
dans le conflit coréen.
En mai 1951, des représentants du dalaï-lama
signent sous la contrainte un accord en 17
points avec la Chine communiste. Pour la
première fois en deux mille ans d’histoire,
le Tibet n’a d’autre choix que d’accepter de
rejoindre la « Mère Patrie ». Néanmoins,
l’absorption de la nation tibétaine dans le
giron chinois n’est pas immédiatement
reconnue par Delhi. L’Inde garde pendant
quelques années une mission dans la capitale
tibétaine et conserve des relations
diplomatiques indépendantes avec Lhassa.
La signature de l’accord de Panchsheel entre
l’Inde et la Chine, en avril 1954, marque la
fin de la courbe « historique » amorcée par
l’arrivée de Younghusband à Lhassa. Alors
que les britanniques avaient reconnu le
Tibet comme une entité propre, l’accord met
fin à son existence distincte. Le
Pays-des-neiges devient « la région
tibétaine » de la Chine. Le cercle est
bouclé, avec d’incalculables conséquences
pour l’Inde et pour toute la région. Notons
que les tibétains eux-mêmes ne sont pas au
courant des négociations en cours.
Le préambule de l’accord contient les fameux
Cinq Principes, qui allait devenir le pilier
de la politique étrangère de l’Inde pour les
années à venir. C’est le début de la
politique Hindi-Chini Bhai-Bhai
[l’Inde et la Chine sont frères] : l’Inde
devient non-alignée. L’accord entérine ainsi
le contrôle militaire du Toit-du-monde par
l’Armée Populaire de Libération. Sur le
terrain, cela se traduit par la construction
d’aéroports et de routes se dirigeant vers
la frontière indienne du NEFA (aujourd’hui
Arunachal Pradesh) et du Ladakh.
Nehru et ses conseillers sont tombés
amoureux de la Chine « révolutionnaire » et
le Tibet est sacrifié sur l’autel de cette
nouvelle fraternité. Néanmoins l’Inde
n’obtient aucun avantage pour sa
« générosité ». Au contraire, elle perd un
voisin paisible et amical. En 1962, les
principes s’évaporent au point que les deux
géants asiatiques s’affrontent militairement
dans les Himalayas. L’Inde paye au prix
fort et, plus de cinquante ans plus tard,
continue à payer cher, la politique
idéaliste de son premier Premier ministre.
Pour l’Inde, une autre tragique conséquence
de la signature de l’accord de Panchsheel
est le refus, par les conseillers de Nehru,
de négocier un tracé de la frontière
tibéto-indienne, ceci en contrepartie de
l’abandon de ses droits, obtenus durant la
Conférence de Simla. Les hauts
fonctionnaires considèrent ces avantages
comme un héritage impérialiste qu’une Inde
récemment parvenue à l’indépendance se doit
de dédaigner.
Pendant les conversations avec Beijing entre
1951 et 1954, les représentants de Delhi
évitent « finement » d’aborder la question
des frontières. Cette attitude se retournera
contre eux et abouti à un désastre pour
l’Inde. Dans son discours concluant la
signature des accords, Zhou Enlai félicite
les négociateurs d’avoir résolu les
problèmes « mûrs pour une solution».
Cinquante ans après, la folie de cette
politique hante encore une Inde incapable de
résoudre ses problèmes frontaliers avec
Pékin. Existe-t-il une solution créative et
réalisable pour résoudre la question
frontalière avec la Chine ? Et y a-t-il un
moyen pour l’Inde d’effacer le forfait
commis à l’égard du Pays-des-neiges dans les
années cinquante?
La question tibétaine
Une fois la question frontalière résolue,
l’Inde sera-t-elle en mesure d’aider le
Tibet à retrouver une certaine autonomie
dans le cadre de la République Populaire de
Chine ? Le premier pas le plus raisonnable
pour Delhi serait de s’assurer que le Tibet
regagne une autonomie « authentique ». Il
n’y aurait rien d’inamical à l’égard de la
Chine de soutenir le Plan en Cinq Points du
dalaï-lama qui demande la création, dans la
région himalayenne, d’une zone de paix, le
respect de l’environnement tibétain et une
véritable autonomie pour la région.
De plus, il est dans l’intérêt de l’Inde,
comme de la Chine (et de l’Asie), d’avoir un
Tibet paisible et démilitarisé (« un pont »
comme le dit Lodi Gyari dans son interview).
Cela ne peut qu’aider à désamorcer les
tensions dans la région. Beijing
bénéficierait grandement d’une détente sur
ses frontières occidentales et cela aiderait
certainement à «l’émergence pacifique de la
Chine ».
En ce qui concerne le statut du Tibet, le
dalaï-lama a fait une proposition en 1988 au
Parlement Européen. Connue comme « La
Proposition de Strasbourg », c’est une
continuation du Plan en Cinq Points,
présenté un an plus tôt à Washington. Pour
la première fois, par cette proposition, le
dalaï-lama renonçait à l’indépendance
politique pour son pays. « La totalité du
Tibet, connu sous les noms de Cholka-Sum
(les Provinces de U-Tsang, Kham et Amdo)
doit devenir une entité politique
démocratique autonome... en association avec
la République Populaire de Chine. »
Pratiquement, cela signifie que le
dalaï-lama ne demande plus l’indépendance.
Il accepte que Beijing demeure responsable
de la politique extérieure et de la défense.
Le futur gouvernement tibétain, en revanche,
aurait compétence dans les domaines de la
religion, du commerce, de l’éducation, de la
culture, du tourisme, des sciences, du sport
et autres activités non politiques.
L’administration du dalaï-lama a reprit
contact avec le gouvernement chinois en
septembre 2002. Bien que les premiers
entretiens n’aient été guère encourageants,
ils ont été suivis par quatre autres cycles
de pourparlers [voir l’interview de Lodi
Gyari]. L’absence de confiance réciproque
est peut-être le plus grand obstacle à de
rapides progrès. C’est sans doute ici que
l’Inde pourrait contribuer positivement.
Beaucoup d’observateurs pensent que si le
dalaï-lama pouvait avoir un contact
personnel avec Hu Jintao, et s’il ait
l’occasion d’exprimer, avec son charme
personnel, son désir de trouver une solution
« durable », les vieilles rancœurs et
beaucoup de malentendus s’évaporeraient.
N’oublions pas que lorsque le dalaï-lama se
rendit à Pékin en 1954, le Président Mao
Zedong lui rendait souvent visite à son
hôtel et s’entretenait longuement avec lui
de l’avenir du Tibet. Pourquoi le Président
Hu Jintao ne pourrait-il pas rencontrer le
dalaï-lama à l’ambassade chinoise de Delhi
ou ailleurs dans le monde pour discuter
librement de la question tibétaine ?
Avec ses bonnes relations avec Beijing,
Delhi pourrait être le discret médiateur
entre les deux parties. Si l’Inde peut
servir d’intermédiaire entre Beijing et
Dharamsala, cela rendra sûrement justice aux
tibétains et pourrait jeter les bases d’une
amitié véritable entre l’Inde et la Chine,
retirant ainsi l’épine tibétaine encore
plantée dans leurs relations.